Une horde de meubles familiers ouvrent leurs ailes et nos portes.
Issu de salons de sorcières, les voici sous nos yeux chaises, tables,
paravents, étagères, bureaux, gazinières, miroirs, pots
de fleurs, assiettes, bouteilles
et puis encore livres, guitares, tableaux,
films
et enfin outils de travail : boîtes de cireuse de chaussures.
Il faut bien vivre, dit on.
Bien sûr
entre ces objets, tout ne se passe pas de même manière que dans
la plupart des maisons. Ici les table très individualisées, font
jaillir leurs becs, élancent leurs ailes et leurs nageoires pointues.
Les livres attrapent des clous, des rayons de lune, des tresses de métal,
des nappes de coquillages et de sable dans leurs enroulements, les chaises se
recroquevillent, songeuses, puis se redressent en trônes de déesses
marines. Des Cadres surgissent des flots de lamelles cisaillées en aluminium
ou en papier toile colorés qui figurent des accouchements
Les innombrables meubles d'Ody Saban sont dans son uvre le fruit d'une
ascèse singulière. L'imagination visuelle exacerbée qui
dans ses peintures, ses dessins, ses aquarelles, ses écrits, etc. donnent
naissance à des êtres humains fascinants de mythes futurs à
inventer et à des flores, des faunes luxuriantes de même ordre
donne ici sa puissance magnétique, sa sève, son sang son ouverture
utopique à un monde entièrement et exclusivement peuplé
d'objets familiers. La puissance onirique longuement contenue des objets du
ménage peut ici s'épanouir.
En réalité, nous entretenons avec nos meubles des rapports bien
plus denses, bien plus secrets, irrationnels, ambivalents, puissamment érotiques
que nous ne le laissons apparaître. Une grande partie de notre vie, nous
caressons ces objets du regard sous les angles les plus injustifiables. Leur
toucher provoque en nous des sensations inattendues dont on aurait tort de sous-estimer
la portée. Les objets les plus familiers, leur nom l'indique font en
quelque sorte partie de la famille. Notre libido les parcourt. Ils sont nos
proches et nous entretenons avec eux des relations sourdement passionnelles,
une tendresse, une violence ambivalentes, des tabous analogues à ceux
que nous entretenons avec les êtres humains de semblable proximité.
Si l'on ne dévore pas le poulet rôti à même le lit
grand ouvert, si l'on ne dort pas sur sa table de travail, si l'on ne se baigne
même pas les pieds dans de grands tiroirs parfumés, ce n'est de
toute évidence pas seulement pour des raisons de commodité !
Les assemblages
d'Ody Saban restent au plus près de l'idée de chaise, de table,
de miroir etc. et n'enfreignent pas les tabous fondateurs mais ils ont l'élan
des êtres vivants, pensants et différents. Ils s'offrent à
l'espace, à la lumière, à l'air libre. Ils ont une histoire.
Ils rêvent. Ils échappent à la gamme d'usages prétendument
utilitaires qui leur avait été assignée. Ils suggèrent
de capter de nouveaux trésors, et de nouveaux rituels dans le monde immédiat.
Ils brisent les catégories de l'élégance massive ou diaphane.
La puissance de leurs passions se met en mouvement à la fois vers intérieur
et vers l'extérieur, vers les passés et les futurs. Voici des
meubles de vois peints mariant l'ocre de la peau au rouge de la terre et au
bleu du ciel libérés de la camisole de force de l'institution
familiale bourgeoise, et d'un même mouvement de toutes les institutions.
La vie sans prix resplendit et vagit au cur même de ce qui semblait
à tort le cimetière de l'imagination le mieux protégé
: le cadre de la vie familiale moyenne quotidienne moderne.
Comment
justifier l'absence de lit parmi ces meubles ? C'est que les lits sont les seuls
meubles qui restent ouvertement d'usage sacré. Il ne demandaient ni n'autorisaient
donc pas de transmutation. Lorsque matelas et sommiers apparaissent dans le
monde sabanique c'est seulement pour servir de support à un autre mode
de sacré, celui de la toile qui porte le tableau. Par contre, les draps
de lits, plus subtils, plus sublimes, éphémères (sous forme
de papier mousseline chiffonné rarement repassée), foisonnent
à tel point qu'ils constituent à eux seuls un monde à part
dans cet univers, formant selon les époques d'immenses fresques sur cerf
volant atteint de gigantisme, des forêts de symboles sur pyramides de
taille habitable mais dont les bases s'élancent vers la lune ou formant
parfois des rondes de fantômes