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ODY SABAN et le sexe peint

Personnages : Ody Saban …………………. Ody Saban
Lunes ………………………. ...........................Claire Gacongne - Leroux

Ody Saban, artiste turque vivant en France, membre du Mouvement Surréaliste International, a reçu LUNES chez elle et nous livre ses idées sur la religion, sur la politique et sur la sexualité qui occupe une position pluricentrale dans son œuvre. Rencontre en forme de petite pièce en deux actes et un prologue.

PROLOGUE

Partie d'Istanbul pour l'Israël en 1969, Ody Saban étudie, travaille et enseigne dans un des Kibboutz d'extrême gauche "Gan Shmouel". Le ministère de l'Education l'envoie à Paris en 1977. Elle y enseigne les arts plastiques à l'atelier des enfants du musée Georges Pompidou. Pendant les trois années qui suivirent, Ody Saban fonde les mouvements "Singulières Plurielles" et " Art et regard des femmes". Depuis 1990, elle participe aux activités du Mouvement Surréaliste International et s'inscrit fidèlement, par les thématiques qu'elle traite, dans la philosophie du mouvement créé il y a maintenant 80 ans par André Breton, Tristan Tzara, Benjamin Péret et Paul Éluard. Depuis 1991, elle contribue aussi aux différents mouvements "Outsiders".

ACTE I : "l'amoureuse exaltée"

Le décor

Un petit salon dans un appartement parisien. Une porte sur le mur de gauche. A côté, adossées au mur, une grande quantité de toiles aux formats variés mais généralement assez grandes. Une lampe à halogène permet de les éclairer. A droite, une grande fenêtre sur rue. Devant elle, une table ovale en bois et deux chaises. Sur la table, un plateau rond, deux tasses, deux cuillers, une pile de livres, une cafetière et un sucrier, un calepin, un stylo et un petit magnétophone.

Lunes est assise à la table, Ody Saban va et vient entre la chaise et ses tableaux.

Ody Saban : — La grande affaire de la vie, c'est l'amour. J'ai d'abord utilisé les mots dès 1965 avec mes poèmes d'amour, et depuis 12 ans, je développe ce thème plastiquement., avec une résolution qui a fait dire à Michel Lequenne :" Aucune autre, jamais, n'a dé-livré avec autant de liberté la libido féminine. Elle la dresse comme le drapeau suprême d'un féminisme qui puise aux racines les plus profondes d'une culture cosmopolite synthétisée." Avant 1990, j'ai surtout traité des femmes seules, car je connais mon corps. J'ai voulu dévoiler les femmes autrement que comme les hommes les représentaient.

Lunes : — Que vos personnages soient seuls ou en couple, ils tendent tous les bras. Ils sont tendus ou tiennent la tête et le corps de l'autre. S'agit-il d'un signe d'ouverture, de possession, de défi ou de mise à distance ? Est-ce votre façon de prendre l'amour à bras le corps ?

Ody Saban : — Pour moi, deux personnes ne peuvent se retrouver dans la jouissance car on jouit tout seul, toujours et différemment. L'amour est associatif, aspire à la fusion, à l'utopie alors que la jouissance est dissociative, non fusionnelle. J'aime révéler ce paradoxe. Je trouve des formes  et des symboles nés de mon imaginaire à travers les sensations que me procurent mon clitoris et mon vagin, et c'est cette jouissance que je veux transmettre à travers l'acte de créer.

Vous me parliez des bras : ils forment la lettre U, comme Un, symbole de fusion auquel aspire l'amour. C'est pour moi une des plus importantes représentations de la libido féminine.

Lunes : — J'ai remarqué aussi que la femme tient souvent la tête de l'homme. Pourquoi ?

Ody Saban : — C'est vrai. On peut suggérer qu'elle l'associe à la tête du bébé, car beaucoup de femmes ont ce réflexe d'y porter une attention particulière. D'ailleurs, ce sont des femmes qui transmettent aux hommes le réflexe de tenir la tête des bébés. De même, dans l'acte sexuel, la femme porte une attention particulière à la tête de l'autre, pour l'associer à ce corps aimé. Aussi, elle tient la tête de l'autre pour la distinguer de la sienne. Si l'homme pénètre le corps de la femme, il ne pénètre pas sa tête.

L'artiste sort la toile 31 décembre 2000, minuit à Lunes. Elle représente deux amoureux. La femme montre son désir et tient le sexe de l'homme.)

Lunes : — Effectivement, le contact entre tous les personnages s'effectue principalement par le visage. Souvent, vous aménagez l'espace dégagé entre les mentons et les bras comme un îlot, un havre de paix. Que représente-t-il pour vous ?

Ody Saban : — Je me suis inspirée du psychanalyste Winnicott qui parle beaucoup du troisième objet, d'un troisième endroit qui est cet espace crée entre deux passions, entre deux amours. 1 + 1 = 3. Cet espace de contact, qui peut être matérialisé par un objet, est important dans mon œuvre. Outre une atmosphère commune, il contient leur inconscient et leur destin à la fois uniques et liés. Univers relationnel indépendant, il prend pour moi la place de ce qui est appelé communément le fond. On y retrouve aussi mon inconscient, que je laisse me guider. Mais je tiens à le traduire étape par étape car je suis responsable de ce que transmet mon œuvre. Cela fait monter une autre tension. Mon imagination jaillit, fleurit, prend vie et essor. Car, à mon avis, une œuvre ne peut exister sans tension, sans rencontrer d'obstacles et de paradoxes. Par exemple, l'inconscient libéré par Aloïse, reine de l'art brut, est très féminin. Ses sujets subliment leur sexe et le montrent. Ils ont un accès direct à la libido féminine comme, d'une autre façon, ceux de Léonora Carrington, qui évoluent dans des endroits inattendus peuplés d'animaux fabuleux.

Lunes : — Vous faites souvent apparaître d'autres personnages. Ils sont plus petits, presque dissimulés.

Ody Saban : — On n'est jamais seul dans nos rêves comme dans nos fantasmes. J'aime bien les introduire dans ma peinture. La poésie et ma mythologie personnelle permettent justement de les mettre en œuvre.

(Ody Saban sort une toile qui se distingue des autres : La femme déchirée. Un buste drapé d'une femme orientale, la bouche grillagée. Temps de pause. Les deux personnages semblent s'abîmer dans la contemplation de la toile.)

Lunes : — Comment ces femmes vont-elles vivre cette nouvelle lumière qui leur est offerte ?

Ody Saban : — En travaillant sur elles-mêmes.

Dans ce tableau, la femme a la bouche fermée mais les yeux grands ouverts. J'ai voulu exprimer l'oppression exercée sur elle, afin qu'elle ne réussisse pas à parler, et qu'elle ne puisse pas se construire, ne serait-ce qu'un minimum. Je ne suis jamais allée en Afghanistan mais je connais bien la situation. Je suis née en Turquie, et je suis allée en Egypte. Issue d'une minorité bourgeoise, j'ai beaucoup réfléchi à ce que c'était que de parler et de penser. A force de ne pas de ne pas avoir la liberté de parler, on ne pense plus. Le véritable problème est là.

Lunes : — C'est pour ça que vous êtes partie ?

Ody Saban : — Quelque part, oui. J'étais très jeune, mais j'avais déjà compris que c'était dangereux, et que je ne pouvais non plus rester en Israël.

Lunes : —  Cette peinture est très violente, surtout ces yeux. C'est un cri que vous avez fait.

Ody Saban : — (exaltée) Ce que je vous dis aussi, c'est un cri. Quand je dis que je suis une réfugiée politique, c'est un cri. Mais personne ne veut reconnaître les femmes comme telles. Imaginez ce qu'il se passerait si la plupart des femmes qui vivent dans ces pays militaires et religieux pouvaient partir. Ce serait la révolution. Malheureusement, elles ne peuvent même pas y penser car elles ne connaissent pas autre chose que ce qu'elles vivent. Moi, j'ai eu de la chance. J'ai choisi l'exil. Et je sais pourquoi. Je voulais la liberté, celle de penser, de parler, de m'exprimer. Ces pays militaires ou féodaux sont de véritables prisons.

Lunes : — Qu'est-ce qui recouvre la "femme déchirée" au juste ?

Ody Saban : — C'est un filet que j'ai récupéré au squat. (L'artiste s'installe à la table et sert un café.)

Lunes : — Avez-vous entendu dire que Bertrand Delanoë souhaitait réinvestir le squat d'artistes de la rue de Rivoli ?

Ody Saban : —  Le squat, c'est ouvrir un espace et partir. Si on  veut rester, on ne peut plus parler de squat. Art Cloche a duré longtemps. Des clochards l'avaient ouvert en 1980. Les artistes ont commencé à s'y installer deux ans plus tard. Je suis arrivée en 83. Puis il y a eu des procès ; on jouait le jeu ; on se faisait connaître par des festivals. En 86, on a été expulsé. Ça s'est passé de façon très conviviale. J'ai trouvé un autre lieu que celui que nous avait indiqué la police : une ancienne usine Citroën de 1000m² dans le 18ème arrondissement. Je l'ai ouvert pour que des femmes participent à l'animation, car avant 1986, le squat Art Cloche était très masculin et trop violent. Les femmes ne voulaient pas venir y créer. Deux ans plus tard, je me suis éloignée physiquement du squat mais j'aidais les femmes artistes qui l'intégraient. J'y retourne de temps en temps, pour faire des performances, comme celle contre la guerre du golfe en 1991, ou pour quelques actions ponctuelles.

(Elle déplace la lampe halogène pour mieux voir Le pied vers le paradis.)

Ici, la femme subit l'oppression qu'exercent les religions et les légendes. Dans les religions musulmane et juive, la femme n'a pas le droit de rentrer en contact direct avec Dieu. Elle doit passer par son mari ou par son père pour accéder au paradis. Ici, la femme prend sa revanche et ignore la porte théologique, qui est de toutes façons trop petite - son grand pied même ne peut la franchir, d'autant qu'il est alourdi par une de ces inconfortables pantoufles en bois que l'on chausse au hammam. Elle tient une tulipe déracinée à la main - symbole d'Istanbul. C'est une meneuse qui dit qu'il existe ailleurs un paradis plus intéressant pour les femmes.

(Ody Saban rempile ses toiles contre le mur.)

Lunes : — Vos peintures sont très puissantes : on ne se repose pas. Elles doivent vous prendre beaucoup d'énergie ?

Ody Saban : — Elles ne me prennent pas mais me donnent beaucoup d'énergie. On m'a dit que j'avais un art figuratif à la puissance X. Dès le premier regard, le spectateur ressent que mes tableaux expriment quelque chose de fort.

Lunes : — Vous semblez avoir pris un parti définitif pour la fluidité des courbes, courbes que vous accentuez souvent par un espace fluide peuplé d'algues et de formes aquatiques qui bordent le corps. Est-ce votre façon d'arrondir les angles ?

Ody Saban : — J'aime la nature. Elle est pleine de courbes. Le corps de la femme aussi, avec ses muqueuses fluides. Les amoureux, ce sont les courbes, l'eau, l'île. Avant, je travaillais la femme plutôt seule, guerrière, avec beaucoup de triangles, des pyramides à l'envers, contre l'ordre établi. Je joue beaucoup avec le triangle. C'est le pubis. Aujourd'hui, je travaille la femme amoureuse, arrondissant les angles. Vous savez, je crée depuis 1966. Mon œuvre bouge. Mais mes courbes sont aussi des arabesques.

(Elle ouvre un des livres qui étaient empilés sur la table. Il s'agit des n°s 3-4 de la Revue d'Esthétique, paru en Poche en 1980.)

Voilà ce que Marie-José Baudinet - Mondszain avait écrit sur mon travail en 1979 :"L'arabesque n'est plus l'Eden coranique des grands palais et des somptueuses mosquées du Pont. Elle est là sous une forme nouvelle, dans un tressage indissociable du visible, du lisible et de la voix. (Elle saute un passage) L'arabesque n'est plus ce jardin où les oiseaux roucoulent sur le silence des femmes. Elle est devenue un foisonnement sauvage de taillis qui surgissent comme un végétation exubérante en plein milieu du désert. J'appelle arabesque ce système neuf de tension âpre où le mot et la forme prennent ensemble un même deuil…- l'exil."

ACTE II : "Le K"

Le décor

A l'invitation d'Ody Saban, Lunes la suit dans la chambre, pièce de même format qui jouxte le salon. Même disposition des lieux. A gauche de la pièce, un lit en pin avec une mezzanine sur laquelle sont empilées d'autres toiles. Des masques et diverses créations parsèment le mur du fond. Mise en scène identique.  

Lunes : — Actuellement, quel est votre cheval de bataille ?

Ody Saban : — Personnellement, j'attend l'abolition des religions, car aucune d'elle n'a jamais fait de bien aux femmes. Il n'y en a pas une seule où la femme ait trouvé sa vraie place. C'est d'un sexisme, d'une misogynie excessive, quoi qu'on en dise.

(Plus calme, elle se rapproche de Lunes.) Je suis fière de ma découverte. C'est un concours de circonstances. Avec les psychanalystes du groupe Paris Nord, on travaille depuis un an ½ sur la langue maternelle. Puis j'ai relu un conteur polonais du 18ème siècle que j'aime beaucoup : Bâal Shem Tov.

(Aparté historique) — Il vivait à une époque de pogroms particulièrement dévastateurs.

— Ce conteur était persuadé qu'en se changeant lui-même grâce au rêve et à la poésie, l'homme était assuré de changer le monde. On retrouve cette même réflexion dès 1920, chez les surréalistes qui n'ont pourtant pas connu les écrits de Bâal Shem Tov car les nazis avaient brûlé tous les écrits rédigés en Yiddish. Quelques exemplaires ont été retrouvés aux USA et la traduction française ne date que de 1970. Ce conteur est devenu ermite, allant d'un village à l'autre pour raconter ses contes et ses paraboles, animé d'une joie en décalage avec le contexte historique. Dans un des contes, Satan dit à Dieu : "Ce Bâal Shem Tov remet vos lois en question. Il faut l'exiler." Dieu approuve. Il l'envoie sur une île avec son scribe. Là-bas, Bâal, accablé, ne se souvient de rien, pas même de son nom. Il fait appel à la mémoire de son scribe, qui est aussi pauvre. Il insiste mais celui-ci ne peut se rappeler que de l'alphabet. Bâal Shem Tov y voit leur salue. Ils jouent avec l'alphabet et forment peu à peu un langage nouveau. Ils nomment ce qui leur semble digne d'intérêt et délaissent le reste. Ils brisent ainsi toutes les chaînes et recréent le monde suivant leur désir.

J'ai trouvé ça magnifique. Une nuit, dans un rêve, j'ai trouvé. J'étais sur une île - on est toujours sur une île quand on est en exil. J'ai revisité l'alphabet hébreu à une vitesse prodigieuse et je me suis aperçue qu'une lettre avait été oubliée. En hébreu, les lettres ont toujours un sens qui jaillit : le B (beth), signifie maison (au même titre qu'en français, la lettre D prononcée signifie un dé à coudre ou à jouer). Le Z (zayin) signifie le sexe de l'homme, alors qu'il n'y a aucune lettre énoncée qui correspond à celui de la femme, mais seulement un mot : Kous, qui aurait très bien pu être la lettre K (Kouf). Le son est presque identique, mais les religieux ne sont pas allés jusque là. J'aimerais indiquer à l'académie israélienne la nécessité d'accepter cette nouvelle lettre. Ce serait un premier pas vers la paix.

Originaire de la minorité juive d'un pays musulman, réformer d'une seule pensée l'hébreu et l'arabe m'enchantait. J'ai donc inventée ce signe : je l'ai nommée Kous  et je lui ai donné la forme d'un triangle inversé barré d'un trait en son sommet. Le mot de l'hébreu moderne Kous - le sexe de la femme - vient de la langue arabe. J'ai été surprise qu'en Israël où j'ai vécu, personne ne semblait connaître l'origine de ce mot. La femme est occultée à ce point-là et ce mot fait l'objet des ricanement comme des pires injures. Ma lettre Kous est imprononçable. Où la placerions-nous dans les mots ? Elle ne représente pas un son actuel, direct et utilisable. Mais elle prend corps dans un alphabet, changeant de place comme Bâal Shem Tov qui laissait l'empreinte de ses paroles en arpentant les villages. Elle coagule les mots d'amour, les cris de révolte et le chant poétique.

(Elle déploie une grande acrylique noire. La composition est répartie en 6 compartiments. Dans chacun d'eux, une lettre en hébreu.)

Dans mon rêve, j'ai calligraphié Kous dans la brume. Dans cette peinture, j'ai mélangé la forme et le sens. Ma lettre se situe au milieu, entre Kouf et  Kaf, les deux K. En dessous, le S (Sameh : la joie), et le L (lamed : étudier) devient un serpent qui entraîne le couple et son bébé dans un paradis. Le contenu manifeste de ce tableau, à la fois écrit et peint, se laisse facilement déchiffrer :"Etudiez Kous et jouissez-en". Il a fallu revenir aux origines de l'alphabet pour donner sa place à Kous.

Lunes : — Pourquoi n'exposez-vous pas votre travail dans votre pays d'origine ?

Ody Saban : — Je sais que j'ai été assez loin avec ce travail : il est très politique. Si un conservateur de musée ou un galeriste de Tel Aviv voulait exposer aujourd'hui cette peinture, il risquerait des châtiments corporels. Mais ça va changer tout ça, quand il y aura plus de démocratie.

EPILOGUE

Vous pourrez retrouver notre héroïne lors de ses prochaines expositions collectives :

19/04 - 23/06 : "Le pluriel des singuliers", galerie du Conseil Régional d'Aix-en-Provence

1er - 5/05 : Foire Europe Art à Genève - "Face à art - Tête"

16 - 22/05 : Espace Beaurepaire. À 20h., débats et rencontres au 28, rue Beaurepaire, 75010.

Et personnelles :

Printemps 2002 : Galerie "Akwaaba" à Sucy-en-Brie (94).

Fin 2002, galerie Ritsh-Fisch à Strasbourg.