Sous le grand ciel de Manhattan
Par Ody Saban

L'arrivée : Manhattan 198O. J'ai vingt sept ans. Je ne m'étais jamais de ma vie fixée pour très longtemps quelque part. J'avais un mode de vie semi-nomade créant tout en étudiant, enseignant, aimant, politisant, exposant, voyageant. A Manhattan, deux sources d'inspirations se sont ouvertes où je puise encore aujourd'hui, bien que d'autres sources majeures soient venues s'y ajouter. Ce que j'ai surtout reçu de Manhattan c'est la conscience de ma fusion avec l'espace et d'autre part le premier élan d'enthousiasme vers la création d'une luxuriante mythologie personnelle.

La fusion : Je me rappelle quand j'ai vécu à Manhattan : c'était en 1980 et en 1981. Mais, à l'époque je ne m'étais fixée aucune limite de temps. Je vivais sans projet, ni de rester, ni de retourner où que ce soit, sans aucune connaissance préalable des gens, avec un anglais très rudimentaire. Gilles Perret qui était photographe et moi, nous étions sans attache, extrêmement disponibles. Un certain magnétisme émanait de notre couple, les gens nous ouvraient leurs cœurs, leurs portes sans problème. Je passais la plus grande partie de mon temps à marcher dans N.Y.C , à rêver, à créer.

Les êtres humains de N.Y.C m'apparaissaient sous leurs habits aux couleurs vives très différents les uns des autres, chacun porteur d'un univers très différent avec des nombreux secrets, comme la caverne d'Ali Baba. Je pouvais faire varier le contour de mon individualité pour intégrer certains aspects de ces gens tous extrêmement énergétiques, extrêmement tendus vers des buts énigmatiques. C'était pour moi, vu de loin, comme de petites fées, de petits fantômes, de petits vampires, de petits djinns.

Je fusionnais aussi avec l'espace de N.Y.C qui devenait le mien avec ses énigmes angulaires, ses perspectives aussi oniriques que celles des tableaux de Chirico.

Chaque building a une personnalité. Même deux buildings, jumeaux sont différents, par l'extrême diversité des flux humains qui l'irriguent à l'intérieur et par les lumières, les ombres, les sons, les fumées, même parfois des silences, qui les baignent. Dans mes tableaux les buildings sont extrêmement légers, certains présentent un visage. A l'époque je sentais partout les diverses saveurs de la légèreté de la vie. Les personnages sont plus légers encore, ils volent ou nagent, plutôt qu'ils ne courent. Ces tableaux sont aussi très colorés, avec beaucoup de nuances subtiles. C'est une partie de la réalité qu'on ne voit pas toujours : Malgré l'apparente domination des grisailles, les grandes villes occidentales, et N.Y.C en particuliers présente une abondance incroyable (et changeante !) de couleurs.

Je me suis identifiée consciemment et parfois avec une réaction de recul à des coins des rues, des parties d'immeubles, surtout des personnages. Cette perte d'identité présente des dangers. C'est pourquoi le thème de la fuite est omniprésent dans mes tableaux de N.Y.C

Naissance d'une mythologie : " To talk about peace in Time Square " qui est aussi pour moi le tableau le plus réussit de cette période est le seul qui ne parle pas de fuite. La force mythologique des personnages y est plus importante que dans d'autres tableaux .Ici , chaque personnage " possède "un building comme une coquille. Il s'agit de cinq femmes. Elles se parlent d'un immeuble à l'autre. Rose définitivement figée dans une publicité. Sage comme une image. Bleue, la voyageuse qui apporte quelques bribes d'un autre monde. Brune, la prostituée, pourtant révoltée, qui, sur son balai en plastique explique et dénonce la misère matérielle et morale du monde, l'esclavage qu'est la prostitution, le système pervers de la domination et de l'exploitation. Verte, la féministe transforme en énergie et en volonté utopique la lumière intellectuelle. Noire - et - blanche, la poète. Dans les mains de la poète, les poils du balai de la prostituée deviennent un éventail. La tête de la poète disparaît pour réapparaître au sommet de sa coquille, le gratte-ciel central, blanc et noir. Chacune de ces femmes parlent d'une autre vie, d'un autre âge d'or dans un temps qui n'est pas limité par les aiguilles des montres ; elles parlent aussi des luttes à mener sans jamais aucun point final. La ville est emplie de leurs paroles. J'étais emplie de leurs paroles. Je reste emplie de leurs paroles.

Pour terminer insistons sur ceci : dans toutes mes peintures de cette époque, on voit le ciel, ou plutôt des portions changeantes de ciel. Ce qu'il y a de plus beau à Manhattan c'est l'immensité du ciel.

ODY SABAN , 2002