Voyage vers l’autre
à travers mon propre inconnu

Au début des années soixante, à l’école secondaire, pendant plus d’un an, j’ai écrit le nom de mon amour d’adolescence, Simon, de la première à la dernière ligne des pages de cahiers scolaires, tandis que j’écoutais les cours donnés par des religieuses. Cette passion pour Simon qui prenait toute la place a duré douze ans, avant que vienne la rupture, et que je débarque à Paris.

Étrangeté de l’Europe de l’Ouest, pleine d’images au sortir de l’islam de la Turquie et du judaïsme d’Israël. Là, j’ai recommencé à écrire et à gribouiller, dans ma chambre de bonne, tandis que mon ami anatolien Ahmed me parlait de sa vie. Maintenant, ce que j’écrivais en tout petits caractères, aussi petits, parfois plus petits que le nom de Simon sur mes feuilles d’écolière, c’était les mots, les phrases qui me venaient tout seuls à la tête et que je disais en même temps des fragments de ce que j’entendais de la bouche de mes visiteurs, des descriptions de fragments de réalité que je symbolisais, et tout cela en quatre langues : hébreu, turc, français, ladino, à l’encre de chine et orné de petits dessins à l’aquarelle, sur des feuilles de 10 x 10 cm. Je mariais ma mémoire avec le présent, avec la mémoire de mes amis. Fusion et heurt créant le rêve éveillé. J’avais inventé un jeu à mon propre usage.

De là une ivresse : glisser, mélanger, bousculer tout ; ma calligraphie, mais aussi celle des ottomans islamiques, « hat sanati » qui est proche du dessin et de la décoration, fusionnant dans l’architecture, le « girift » qui fusionnent les lettres l’une dans l’autre, « müsenna » qui s’écrit à la fois de gauche à droite et de droite à gauche, « istif » où lettres et mots sont les uns sur les autres… Et aussi les gothiques, découvertes en 1978 dans les manuscrits médiévaux de la bibliothèque de Sienne, dont je voulais arracher l’esthétique et la symbolique à leur signification catholique… Tout cela comme dans une sorte d’état de rêve (semblable à celui du temps de mon mantra « Simon ») dans un jeu où entraient les images de mes différents niveaux de mémoire d’exilée et où l’érotisme, né de l’absence, se révélait dans un grand accès à la liberté. Spontanément, mes plumes et mes pinceaux traçaient l’amour. En bégayant, je découvrais les chemins de ma création. Je m’étais mise à peindre en m’abandonnant à mes propres aveux, me dévoilant en créant. Je découvrais que créer était sortir de soi en une sorte de jeu, sérieux parce qu’essentiellement sincère, jailli de ma vie.

 Ayant trouvé une manière nouvelle personnelle d’exprimer une forme de l’amour, j’étais devenue concrètement disponible pour un nouvel amour (qui allait commencer).

Ody Saban