Le salon de ma mère.

Avant la seconde guerre mondiale, mes parents étaient assez riches mais tous les biens des juifs d'Istambul, comme ceux des Grecs et des Arméniens, furent confisqués en 1941.
Après la guerre, entre ma petite enfance et ma puberté, mon père louait un deux-pièces/cuisine, dans lequel logeaient les cinq personnes de la famille. Le salon était luxueux comme une boutique d'antiquaire, encombré de meubles et de bibelots (Après la séparation d'avec mon père, ma mère fut obligée de vendre nombre de ces objets par nécessite financière). Mon lit était caché à l'intérieur d'un joli fauteuil dans le renfoncement sombre de ce salon.
Enfant, j'étais souvent seule à la maison. Je n'ai eu mon premier jouet (une poupée), qu'assez tard, et je m'étais habituée à jouer seule avec les objets du salon.
Les jeux commençaient par une cérémonie : je tournais autour de la grande table ronde en chêne massif, au centre de la pièce. Je saluais le salon de la tête. Puis je sortais tous les objets de l'énorme buffet à huit portes. Je plongeais une cuillère en bois noir africaine dans des drageoirs en argent massif et des coupes en céramique à décor calligraphié. J'imaginais des bonbons multicolores dans la cuillère, et je les distribuais aux services à thé, à café, à chocolat, aux bougeoirs, aux jattes dentelées. Des verreries de Beykoz à la main, j'offrais ensuite d'autres nourritures aux bordures des canapés, aux pots couverts en opaline turquoise, ornementés de fleurs entourées de dorures, au fauteuil en bois doré à dossier violoné. Son tissu de soie jaune brocard buvait ma soupe magique.
Ensuite, je chantais des berceuses aux coupes bleues en faïence de Kütahya, aux burettes, aux chaises aux dossiers sculptés de têtes de lion et d'aigle, à la femme japonaise en ivoire qui tenait un parapluie.
Alors, je donnais des prénoms (Ipek, Ayshe, Ali, Mehmed...) aux petits instruments de musique sombres et dorés, au boeuf tenant une trompette entouré de deux enfants nus aux yeux incrustés de formes brunes, à l'amazone en bronze allongée à côté d'un moulin, aux potiches chinoises, aux timbales tulipes.
Je commençais à bien m'amuser : j'habillais les verseuses, les saupoudreuses, un tigre surprenant une antilope, en bronze à patine verte, les cuillères en vermeil, les cuillères "queue-de-rat", et je faisais leur toilette.
Je faisais parler tous les objets entre eux.
Puis je faisais grimper, nager, voler, skier tous ces objets qui s'animaient.
Je faisais jouer de la musique populaire turque.
Je posais le tigre, l'amazone et le bœuf sur la console au-dessus en miroir. Je leur donnais d'autres figurines pour compagnons, notamment un homme nu en marbre (le seul homme nu que j'avais vu de ma vie, sans prénom, et à qui je ne parlais pas), et je faisais rouler des billes de verre coloré entre ces choses immobiles.
Je prenais une fourchette chinoise en ivoire, très longue, et je faisais la découverte de mon dos en me grattant. Puis je frottais les divans, les fauteuils sculptés d'insectes, de feuillages, et les rideaux.
Sur une boite en agathe, je posais un vase en cristal. Au-dessus, je déposais une coupe. Dans la coupe, une jardinière etc... J'adorais les superpositions. J'admirais les équilibres ainsi créés. Je soufflais légèrement dessus.
A d'autres moments, mes jeux étaient plus contemplatifs. Je connaissais par cœur la disposition des ombres et des lumières dans le salon suivant les saisons et les heures.
A travers une cuillère en argent percée de petits trous, comme une petite passoire, et que je faisais bouger, je regardais les tapis, les broderies et les images des deux grands vases chinois, plus hauts que moi. A travers le tamis en mouvement, les images étaient morcelées.
Je montais sur la table ronde. Les cristaux du lustre, en forme de grosses larmes, et la partie du lustre décorée de cygnes me faisaient voyager au pays de l'eau. Je faisais se toucher entre eux les morceaux de cristaux pour mieux voir. Je ne me regardais pas dans le miroir, mais j'observais tout ce qu'il y avait sur le cadre, entre les feuillages dorés, surtout des bébés et des femmes nues.
Par les fenêtres, je voyais le quartier de Taksim. Assise sur une des deux bras d'un fauteuil, j'imaginais conduire un autobus et les gens de la rue prenaient place à coté de moi.

COMMENTAIRE

Il me semble que chez moi, le rêve éveillé, l'imagination spontanée et l'hallucination semi-contrôlée se sont plutôt développés qu'atténués avec l'âge.
Je continue à pratiquer les jeux de mon enfance presque en permanence, et plus intensément, mais de manière visuelle et intériorisée.
Je transforme sans cesse le monde minéral et le monde vivant. Je prête des yeux et une bouche à tout ce qui existe. Des rapports imaginaires s'établissent spontanément entre toutes choses.
Lorsque j'avais cinq ou six ans, la sanction des adultes pouvait survenir à tout moment, s'ils ouvraient la porte de mon monde fabuleux. Mais aujourd'hui, mes jeux ont remplacé le monde "raisonnable", plutôt qu'ils ne lui ont cédé la place.
Je vis donc dans un état d'hallucination permanente, qui pour bien d'autres signifierait la folie. Cela ne me pose que des problèmes secondaires au cours de mes journées. Je combine simplement ces hallucinations spontanées avec une vie indépendante et créatrice, sans rapport avec une vie d'aliénée ou d'enfant.
Ce développement se retrouve en partie dans mes dessins et mes aquarelles. Je joue avec des personnages mythiques, des objets qui me fascinent, des mammifères, des plantes, des oiseaux, des corps humains et tout ce qui m'entoure, comme je jouais avec les objets d'antiquaires de l'ancien salon de ma mère. Comme je faisais très attention aux objets de ma mère pour ne pas les endommager ou les briser, ce n'est sans doute pas par hasard que j'ai choisi une matière très fragile, un papier translucide, voire transparent, pour mes aquarelles et mes dessins. S'y retrouve aussi l'accumulation qui caractérisait le salon de ma mère et l'anthropomorphisme que je prêtais à la matière. (Dans mes toiles, chaque élément est beaucoup plus longuement médité, et le monde foisonnant du salon de ma mère apparaît moins directement).
Que chaque créateur utilise fréquemment le monde de son enfance pour sa création est un fait bien connu ! Mais le défi est de garder aussi le contact avec la magie de l'enfance, d'en prendre le contrôle et de dépasser la fascination primaire pour ce monde enfantin, opprimé et imposé en grande partie par l'entourage, pour partir à la recherche d'un tout autre sens. Le mouvement et l'intérêt de mon oeuvre est de se débarrasser de toute nostalgie, de tout attachement obligatoire au passé, pour voler et être capturé, interprété par moi à nouveau.

Ody Saban, Paris, Avril 1997.