Ody Saban
Invitation
à une refondation du monde
Rien n'échappe au regard - lui-même pris dans le filet d'extraordinaires coups d'accélérateur - ni la limaille de fer, ni le fouet de la douleur en ses camps de la mort, ni la lune sombre, ni la lune dorée, ni les bulles mauves des rides dansantes du café chaud, sur la table, près d'Eden, ni les timbres dans le réfrigérateur, ni la dispersion des eaux vertes, ni le lien volcanique éclatant de tous les temps, tendu vers un sourire non problématique.
L'essence du volcan a pour source connue chacune des étoiles.
L'être humain, par exemple, en sa forme tangible est au cur. Il évolue vers la pierre ou la mouche ou la scie, mais aussi, à travers l'aubépine , le corail, le cristal et la mousse, avec ses dédoublements et quelques herbes entre les yeux, quelques poissons aux bouts des doigts, file vers le temps épanoui de son désir, vers plus d'humanité et de féminité. Si, au cours de l'insurrection, certains sont réduits - c'est une façon de parler - au saut d'une grenouille ou à une paupière magnifiquement ouvragée, c'est pour réapparaître, la tête gris-bleu, flambant en d'érotiques énigmes .
Les couches géologiques s'embraseront de leurs bouches charnues, enfantines, l'intérieur et l'extérieur du corps ne faisant qu'un, les pointes de la scie s'éveillant déjà à des frissons nouveaux. A ce moment, sous les amaryllis, des artères utérines se hissent à la taille d'aortes géantes.
Il y a toujours quelque chose de cosmique ment joyeux chez l'amoureuse, en se métamorphosant.
Des usines, des attrapes-mouches et des villes sont pris dans le tourbillon de sable utopique de la paramécie sociale.
Les strates du monde de
la femme et de l'homme, ne cessant de couler, se déroulent, tapis de
rêve, sans aucun vide
..
Le lien ou le passage (en
turc " ara taksim " dans la musique classique, et ailleurs, "
baglama "), de toute chose -ou presque - avec ou à toute chose,
densifie, intensifie le monde par la multiplication des puissances bourgeonnantes.
Un enfant détricote en se jouant le corps d'une femme à l'abdomen
tout entier recouvert par la vulve et dont la cuisse touche à un être
enflammé dans l'horreur par une feuille.
Il suffit que deux choses se croisent de très loin pour en engendrer une troisième.
A l'origine, le ou la baglama
(la langue turc ne prive aucun nom d'un des deux sexes) a pour les mystiques
fonction d'inscrire en caractères arabes le nom du dieu Allah de la manière
la plus vive dans l'unité calligraphique formelle, les diverses lettres
du "mot - dieu" se résolvant en un seul signe (empiétant
certes sur la lisibilité immédiate) où la forme, toujours
renouvelée, manifeste tout à la fois le sens qui lui échappe
et ce qui venait le nier.
Mais l'unité retrouvée, baglama, grand souci des hérésies
mystiques, est donné dès le départ, comme un tapis, pour
celle ou celui qui entre dans la chambre. Grandeur : la nature.
Mais le monde bascule quand la volonté de rompre avec la fixité ne faiblit plus et que le mouvement s'empare des sentiments et reste pour les dominer comme une étoile filante dominerait des planètes, filantes elles aussi.
Se saisir à pleines mains du puissant levier historique duveté du pollen des hérésies mystiques, c'est prolonger leur intention humaine, en subvertissant leur vie-écran de division et d'abstractions métaphysiques, éclairées des funèbres rayons de la misogynie.
Ici, arraché à la calligraphie comme au formalisme et au symbolisme figés et découpés dans le thé du temps, la baglama - jaillissement en une seule impulsion - s'emparant de tout l'espace mental, est devenu mouvement.
Le sublime tient l'horreur
par le collier, l'amour en son accélération subvertit la haine.
Erotisme imbibé de pétales et action réflexive protégée
par son casque de reflets des flèches déplumées, tension
vers l'utopie acerbe et surgissement de l'englouti, sagesse du sang musical
du tympan considéré comme un tambour, s'offrent aux plus crus
jumelages.
....
Voici le choc amoureux et la révolte des formes gorgées de sens.
Ces gestes sont pleins comme la durée du spasme, bomme une femme juste avant d'accoucher, comme le Royaume millénaire (dit jardin des Délices).
C'est que la grâce
volontaire en crée l'espace de recréer tout, de fond en comble
et de toutes pièces. Les horizons sont labourés du regard tandis
que les êtres sont saisis à la main par leurs organes internes.
Face à l'isolement et à l'enfermement des femmes, de plus belle,
revendiqués et niés d'une même voix aux quatre coins du
monde rectangle, la peinture, la poète, à la lyre accordée
à des vies, se dresse dans la jungle des handicapés du cur
contre l'enfermement planétaire des sexes en leurs cageots-vitrines de
bêtes en batteries. La Poétesse au cur entre les yeux s'oppose
au Président ficelé dont le corps est gonflé de formes
humaines rampantes. La beauté suprême des yeux d'Ody est de voir.
Les femmes connaissent certes plus érudiments les perversions que les
hommes pour les avoir plus intimement subies. Elles savent même plutôt
bien jusqu'où vont se nicher les gros rats blancs, combattants de la
grossièreté. Elles ne sont guère innocentes.
Multiples, croisées, doubles, jumelées, éclatées,
se jouant des éléments, pratiquant la magie, enroulant leurs anneaux
jusqu'au fond de la nuit, souvent amoureuses dans la touffeur de leurs vies,
opprimées, désirantes, les femmes occupent le devant et le dedans
des choses.
Voici des hommes, polarisant les désirs, oeuvrant du même côté
qu'elles en leur simplicité apparente, malicieuse et complice.
La femme aux tentacules
de nacre, celle qui est montagne et devient bateau, celle qui est envahie par
son sexe, celle qui est enfant, celle que l'on cache sous les étoffes
des mots, celle à qui on a ordonné de pondre ou d'avorte d'une
poupée et qui couve l'enfantement d'une pensée nouvelle ou d'une
diablesse plus rouge qu'elle, celle dont le cordon ombilical s'enracine dans
la jungle apeurée, celle que vous cherchiez derrière ses yeux
de vitrail, celle qui, fleur au volcan à l'envers, fertilise la ville
de ses images et de ses contes, et celle qui se confond et celle qui se conjoint
laissent leurs éraflures sur les parois du labyrinthe de l'amour.
Voici le choc voluptueux des couleurs et leur légitime colère.
Tenus entre les ailes d'un papillon à tête de méduse sacrée, cérémonial, les violets foncés, accélérés, virant au brun, montrent beiges les linaigrettes bleues des marais, et s'entourent du grand frisson blanc capté au moment où, par la nacre de l'eau, il cesse d'être.
Mais ces jeux érudits de lumière s'insèrent dans un cercle où le rouge frappe en plein cur, tandis que le jaune fixe le regard et que le bleu enserre, aère, explique.
Une simplicité ouverte
de haute lutte joue au piano d'arc-en-ciel avec quelques couleurs choisies,
violemment contrastées. L'élan vital se déploie sans détours.
Ce qui dérange d'abord salubrement, c'est le cri abrupt, les violences
à longue distance qui s'y fécondent, bousculant aujourd'hui tous
ceux qui sont à la recherche d'un arbre susceptible de leur cacher l'une
ou l'autre forêt.
Thomas Mordant
Février 1993