Abbaye d’Auberive

 L’ENFERMEMENT

(Autour de Louise Michel hiéroglyphe de la liberté)

Article d’Ody SABAN

    2007, Fascicule, 16 pages, 500 exemplaires, éditions Abbayé d’Auberive, Auberive. (FR)

  

Ody Saban dans son atelier à Paris

 Photo I. OGRETMEN

 « Je suis plus libre que beaucoup de ceux qui se promènent à ciel ouvert. Ceux là sont prisonniers par la pensée, ils sont enchaînés par leurs propriétés, par leur intérêt d’argent, par leurs tristes nécessités de vie, absorbés au point de ne pouvoir vivre en êtres humains, en êtres pensants ».
Louise MICHEL 1885 prisons de Saint Lazare

(Entretient avec Paul LAFARGUE, article parut dans la presse et citée par Paule LEJEUN dans Louise MICHEL l’indomptable, éditions des femmes, 1978) 

        J’expose à l’Abbaye d’ Auberive. Louise Michel y a été enfermée. Il se trouve qu’elle est née dans les environs, à Vroncourt, en Haute-Marne. Voilà comment le hasard joue avec nos vies. Or, la plupart de mes œuvres pourraient être dédiées pour une raison ou pour une autre à Louise Michel.
        Avant de vous parler des rapports personnels entre Louise Michel, mon œuvre et moi, je voudrais écrire sur le mot liberté, une page d’introduction, que l’on peut sauter tout de suite si l’on est un peu fatigué, ou si l’on veut entrer directement dans le vif du sujet.
Si vous n’êtes pas particulièrement intéressé par la philosophie, passez sans hésiter au sous titre suivant, et rejoignez ainsi Louise Michel sous un terrain plus concret, plus proche de sa propre manière de penser et d’écrire.

Introduction

  
    Ma très brève réflexion philosophico- linguistique part de ceci.
Le titre de mon exposition est « l’enfermement ». Ce sujet est très vaste.   

    N’est- elle pas étrange, en effet, cette observation que j’ai faite et que chacun peut faire ?

    D’un coté la plupart des gens se représentent l’idée de liberté couvrant de très vastes territoires de l’esprit et certains la relient non sans raison à d’autres idées générales comme celle de vérité, de beauté, etc. Cette « liberté »- là est souvent tellement « grande » et « sublime », qu’elle devient très peu corporelle et presque sans racine.
    D’un autre coté, les contraires de la liberté se voient assignés à des sphères mentales plus exiguës et déclinées par la pensée au travers de circonstances particulières (enfermements, esclavages, exclusions, conformismes, exploitations, contraintes, mécanisations, hiérarchies, oppressions, abrutissements, passions médiocres, lâchetés, réifications, aliénations objectives et subjectives, etc). Comme Gulliver à Lilliput, la liberté semble attachée par des milliers d’infimes ficelles.

     Or, aucune liberté ne peut se définir que par rapport à une forme d’emprisonnement- dans un sens plus ou moins réaliste ou métaphorique- qui a été supprimé pour engendrer une liberté plus pure, plus vaste. L’idée de la liberté est comme une enfant, toujours en mouvement.
     Il n’existe, à ma connaissance, dans le vocabulaire d’aucune langue, de contraire, véritablement en miroir, au mot « liberté ».

     Pourtant, au moins dans la philosophie « occidentale », - disons à l’ouest de l’Inde !-, la plupart des mots abstraits possèdent un contraire. L’ « être », le concept le plus abstrait, le moins spécifié, possède un contraire, le « néant ». Le contraire de la beauté est conventionnellement la laideur. Le contraire de la vérité, dans un dictionnaire, c’est l’erreur. Bien sûr, ces miroirs sont très déformants. Les mots n’expriment jamais à eux seul le suc vital des choses. Ainsi le véritable contraire de la vérité, est-ce, au plus profond, l’erreur ? N’est-ce pas plutôt l’indifférence, le conformisme, l’hypocrisie? Il reste toutefois qu’il y a un « contraire » conventionnel à la « vérité », c’est l’ « erreur ».   
      Une des raisons pour lesquelles il n’existe pas de contraire conventionnellement en miroir à l’idée de la liberté est probablement que la plupart des intellectuels désirent se croire plus ou moins libres, individuellement, abstraitement et par nature, sans, en outre, avoir besoin de lutter sans cesse, pour se maintenir dans cet état supposé libre. Les obstacles innombrables à cette sorte de liberté présumée sont par conséquent considérés  comme des accidents malheureux. Cette majorité des travailleurs de la pensée s’accommode d’autre part, dans la réalité matérielle, d’une forme d’existence en partie fantasmée, en partie anesthésiée, plus proche de la non liberté que de la liberté.

      Je crois qu’il n’y a pas d’entre deux dans notre vie: la vie humaine me semble faite de moments qui vont soit vers la servitude volontaire ou forcée, soit vers la liberté. Il y a une dialectique tragique entre ces deux sortes de moments. Toutes les grandes figures historiques ou mythiques de la liberté sont prises dans cette  dialectique là (Isis et Osiris, Lilith, Prométhée, Gorgone, Jésus, Lucifer, Héloïse et Abélard, Thomas More, Thomas Müntzer…Louise Michel…). Depuis le début de  la vie en Cités, le genre humain a presque toujours vécu dans des sociétés où le gain substantiel d’une certaine forme de liberté se paie seulement par la perte d’une autre liberté, plus grossière, moins entière, moins belle, moins juste, et parfois se paie plus cruellement.

     Pouvoir se tenir droit moralement a un prix, modeste, car cette position que presque tout le monde a eu l’occasion d’expérimenter, au moins quelques fois, est très agréable ! – mais ce prix n’est pas nul.

 

Mon « Portrait de Louise Michel » 
et alentours

 
         Louise Michel est pour moi l’exemple  le plus achevé d’une recherche passionnée, indomptable, souvent joyeuse, parfois tragique, d’une liberté à la fois collective et individuelle, par delà des frontières de classes sociales, de sexes, de genre, d’âge, de civilisation…
         Bien  avant mon arrivée en France, je connaissais  la légende vivante de Louise Michel, qui se confond avec sa vie réelle. Il y a quinze ans, la lecture d’une  très belle biographie d’elle m’a conduite quelques années plus tard à en faire un portrait. C’est le seul portrait réaliste d’un personnage historique que j’ai réalisé. On comprendra mon émotion à l’idée d’exposer dans un lieu où elle a vécu, même si ce fût dans des conditions extrêmement dures.

        Louise Michel n’était ni une grande théoricienne, ni une grande stratège, ni une meneuse exceptionnelle, ni une auteure hors du commun. Elle reste, ce qui est peut être mieux que tout cela, l’exemple incarné d’une recherche sans ambiguïté ni compromis, d’un bonheur partagé et multiplié collectivement. Minoritaire parmi les minoritaires, elle est fontaine de jouvence, de  liberté en mouvement. Et ce mouvement, elle le manifesta non seulement dans les actes les plus prestigieux de sa vie, comme sa participation à la Commune de Paris, mais aussi dans des cotés plus intimes, comme dans son activité de naturaliste, d’institutrice, dans sa fraternisation poussée à un degré qui n’était pas de son époque, avec plusieurs tribus de Nouvelle Calédonie, etc. Chacune et chacun d’entre nous peut se trouver des affinités avec les idéaux protéiformes de Louise Michel. Bien malheureux (ses) ceux ou celles qui ne sympathiseraient pas avec cette femme.
       Si je considère rétrospectivement mon œuvre picturale, peu d’entre elles se refusent à se rattacher, d’une manière ou d’une autre, à la vie de cette Grande Sœur rêvée. D’abord le tableau de Louise Michel elle-même, bien sûr. Je l’ai fait le plus simple que j’ai pu. Je me suis dit que si le mot liberté n’existait pas en écriture alphabétique il serait bien d’avoir un beau hiéroglyphe pour représenter cette idée. J’ai peint cette femme d’une beauté sans fioritures, sans apprêts. De la photo dont je me suis inspirée exude une superbe fierté populaire. Cette fierté qui ne vient pas de ce que l’on a gagné ou de ce qu’on a perdu, bref de ce que l’on a, mais de ce que l’on est. J’ai placé autour d’elle quelques couples enlacés, parce que Louise Michel a eu une vie sentimentale et érotique, bien qu’elle en ait très peu parlé.
        Je crois que ma manière de peindre, à la fois rude et tendre et que les couleurs que j’emploie sont en harmonie avec la vivacité de cette personnalité. Ainsi du point de vue des couleurs, dans certains endroits de mes tableaux, les nuances et les contrastes sont très recherchés et rares, mais celles qui sont les plus fréquentes sont des couleurs vives, proches des couleurs fondamentales.


 « Pédagogies » intempestives

 

 

Peinture d’enfant

       Cette manière de peindre plait beaucoup aux enfants. On m’a plusieurs fois demandé d’exposer dans des écoles maternelles ou des écoles primaires. Trois ou quatre fois les instituteurs avaient en outre demandé aux enfants d’imiter mes œuvres, et je me suis promenée dans des écoles où j’avançais à travers des forêts dont je touchais avec les mains, la tête et le corps de très grandes feuilles de papiers peintes par « les enfants d’Ody Saban ». J’en ai pris des photos: c’en était, pour moi, à tomber à la renverse. Mais les enfants savent très bien détourner le style d’une adulte pour exprimer leur propre personnalité.
        Les adultes me disent parfois que mes œuvres sont « trop fortes », que je représente souvent des monstres, des cauchemars, que je n’évite ni les images de « violence », ni celles de sensualité ou de nudité. Cela ne gêne pas du tout les petits enfants, bien au contraire. J’ai été invitée d’ailleurs à donner des cours, dès mon arrivée à Paris, à l’atelier des enfants de Beaubourg, qui venait de s’ouvrir. Plus tard, ma fille étant toute petite, j’ai ouvert une crèche parentale. J’ai donné cours à des animateurs de « terrains d’aventures » où les gosses font parfois des œuvres de plusieurs mètres cubes. Ce goût pour la pédagogie, c’est là où je voulais en venir, voilà encore une chose qui me rapproche de Louise Michel, bien qu’elle ait été beaucoup plus en porte-à-faux par rapport en son temps que moi. Je pense par exemple à la petite école pour filles qu’elle a ouverte. Cela ne se faisait pas du tout à son époque. Je pense aussi aux cours qu’elle a donné aux enfants des déportés, ce qui a stupéfié tout le monde, ou à l’alphabétisation de Canaques. C’était à peine imaginable dans une période de racisme biologique triomphant. C’était une époque où la majorité des médecins pensaient que cette population ne faisait pas partie de l’espèce humaine proprement dite.


Air libre, prisons et Cie

 

 

 

      Je suis émue de savoir que Louise Michel a vécu et a lutté quelque temps dans le dix-huitième arrondissement de Paris où j’habite le plus souvent, qu’il peut m’arriver de placer les pieds près de l’endroit où elle a placé les siens.
     Mais j’insiste encore sur ceci que si je peux m’identifier à cette femme, nous sommes pourtant très différentes. Ce n’est pas tellement ma naissance dans un coin du ghetto juif ladino d’Istanbul, ni dans un coin de la deuxième partie du 20ème siècle, qui creuserait un écart entre nous: je ne vois pas Louise Michel enfermée  dans le 19ème siècle ni dans une culture nationale: c’est une personnalité universelle. Il y a plutôt d’abord une question de taille. Je n’ai pas du tout la même stature historique qu’elle, je n’ai pas participé à des événements d’une ampleur comparable à ceux de la Commune de Paris et je n’ai pas non plus subi la terrible répression qui a suivit.
        Il y a dans cette exposition quelques œuvres que j’ai faites clandestinement dans une prison pour femmes en 1981, et qui sont dédiées à mes amies salvadoriennes d’El Paso, qui fuyaient les escadrons de la mort. Je n’ai pas participé aux luttes insurrectionnelles du Salvador après l’assassinat de l’archevêque révolutionnaire Romero. Je ne peux pas comparer, même de loin, cet épisode de ma vie avec celui de l’écrasement dans le sang d’un grand mouvement populaire brassant plusieurs générations. Ni trouver de relations directes entre les exils forcés que j’ai vécus avec le fait d’être jetée dans un bagne, dans un coin de Pacifique, ignoré en ce temps là du reste monde ou à peu près, ni les menaces ridicules d’assassinats en plein Paris- hanté par les peurs sécuritaires ! - de ma fille Eden par les stupides employés de Bétar, la police secrète israélienne, avec l’arrêt de mort permanent qui a effectivement pesé au-dessus de la tête de Louise Michel pendant la plus grande partie de sa vie.
     A propos de prison, je présente aussi dans cette exposition un tableau de la même année, que j’avais intitulé « La chinoise et la Japonaise ».

                                  

 « La chinoise et la Japonaise »

 

    

     Sur la tête de la Chinoise, j’ai mis un chapeau qui est celui des prisonniers d’Alcatraz, prison visité avant mon internement arbitraire à El Paso, un des bagnes les plus horribles des USA, bâtit sur une île, tout à fait coupé du monde et aujourd’hui fermé pour des raisons financières. Nous avions pris des photographies à l’insu des gardiens.
      Toutefois la plus grande distance qu’il y a entre Louise Michel et moi n’est pas quantitative. C’est surtout que la vie m’a enracinée dans un mouvement permanent de création très intime, sans lequel je ne peux plus respirer. C’est la prison de verre ouverte aux quatre vents que je me suis construite. L’élément où se meut Louise Michel se situe pour l’essentiel dans une autre dimension: celle de luttes populaires contre l’intolérables qui sont aussi les miennes mais dont je n’ai pas, comme elle, un besoin physiologique, irrépressibles immédiatement vital.
 

 « Brève escale des foudres »

 

 

     J’ai souvent représenté des femmes comme images de libérations se frayant un passage au milieu des obstacles les plus terribles. Ainsi dans « Brève escale des foudres ».
      J’ai peint ce tableau au retour d’une longue visite dans le grand camp de concentration de Breedonck près de Malines avec mon compagnon Thomas qui est un poète intellectuel tsigane dont une partie importante de la famille a été massacrée pendant le génocide, avec notre fille Eden qui avait dix ans et que cette visite a au moins autant intéressée que nous, et avec une trentaine de militants antifascistes. L’enfilade des cachots de  Breedonck, où on amassait les détenus, était assez impressionnante et les murs des salles de tortures étaient solidement équipés. Il était assez « amusant » de voir à quel point les gardiens du musée nous manifestaient ouvertement une hostilité  extrême. Il s’agissait de sympathisants de l’extrême droite fasciste et ils semblaient choqués de ce que nous ne visitions pas ce camp de concentration comme d’autres groupes de touristes flamands à moitié ahuris qui batifolaient très bizarrement, dont les enfants jouaient en riant dans cet environnement comme dans une partie de campagne, qui pique-niquaient dans la vaste cour transformée en jardin, puis admiraient un étalage de croix gammées et d’autres insignes, dans la salle des vitrines, à la sortie.
La Belgique Flamande où l’extrême droite est extrêmement forte est une des régions d’Europe avec l’Autriche, la Slovaquie, etc., où il y a une véritable continuité organique, souvent communautaire, professionnelle, familiale, entre le fascisme d’hier et celui d’aujourd’hui et où aucun repentir clair n’a été exprimé par rapport à l’extermination des Juifs et des Tsiganes.
        Ce tableau est l’expression immédiate d’un désir de révolte et de lutte. L’immense main de la femme située au-dessus d’un engrenage- inspiré par le film de Charlie Chaplin «  Les temps modernes »- appuie sur un bouton pour arrêter cet engrenage. Elle chevauche un dragon, qui représente ses propres pulsions violentes qu’elle a apprivoisées. Tout contre elle il y a un bloc massif bleu, qui est une tête et en même temps un bâtiment fasciste que j’avais vu à Munich, l’ancienne capitale du troisième Reich.  Il y a aussi dans le ciel un personnage qui symbolise le fascisme. Cependant, que l’on fasse attention à cette petite histoire ou non, ce qui capte surtout le regard, c’est cette femme, qui apprivoise son dragon, souriante, s’envolant, en partie par ses propres forces, et à coté de laquelle des machineries macabres sont neutralisées, enkystées dans leurs géométries sommaires.




 
« La Femme déchirée »
est plus redoutable encore

                          

                             

      La liberté, serait-elle simplement celle d’aimer, de danser, et surtout de parler et d’être différent(e) est toujours à conquérir. A ce propos j’ai un tableau qui me semble assez fort et qui est en tous cas explicite. Il s’intitule « La femme déchirée », et en effet la toile a était déchirée puis recousue par moi à grosses mailles. Ici encore le point de départ est un événement de ma vie personnelle.
   En 1987, j’avais été victime d’un accident de voiture, qui m’avait déchiré du bas du ventre jusqu’à la moitié du sein droit, et le médecin, qu’on avait fini par trouver dans un hôpital, avait d’abord refusé toute intervention, parce que ma carte d’identité indiquait que j’étais turque juive (donc) non musulmane.
   Sous la menace de le dénoncer immédiatement par téléphone à des autorités d’Ankara, il a fini par me recoudre sans aucune anesthésie locale, sans enlever les morceaux de verres qui me restent encore aujourd’hui dans la chair.
    Des particules coupantes sortent de temps en temps de ma peau. Je crois que n’importe quel adulte un peu courageux aurait recousu cette grande plaie mieux que cela n’a été fait. J’en garde une très large cicatrice, parce que la couture est à très larges mailles, fort espacées. J’ai peint cette femme sans hurlement, mais avec bâillon sur la bouche- ce qui revient au même- qui symbolise le sort fait à la plus grande partie des femmes de ce monde à cet instant aux quatre coins cardinaux. Ses yeux sont très grands pour capter toute la lumière que l’on veut lui cacher. Une de ses mains est gantée, car par art et élégance, on peut susciter un certain respect. La deuxième main est un grand râteau de paysanne qui peut servir comme arme, mais aussi comme instrument symbolique pour enlever tout le fatras abominable qui recouvre plus de la moitié de l’humanité. La troisième main qui est la première d’une série de mille, puisque comme chacun sait, une femme a besoin de mille mains, ne serait-ce que pour se protéger efficacement du viol, cette troisième main symbolique, plus grande, surgit de nulle part, ou plutôt de partout, elle va arracher le bâillon abject qui fait une tache sur cette femme, et qui est aussi un vulgaire journal relatant en turc un fait divers de matricide.

 

« L’Arbre de Wak-Wak »
et ses déclinaisons dans toutes les langues
 

 

  

   Je peins beaucoup d’animaux et de végétaux dans la plupart de mes œuvres, parce que je les aime, parce que je les recherche, parce que je sympathise avec eux dans la nature, parce que j’observe longuement, fascinée par leurs beautés et l’extraordinaire diversité qu’on ne leur reconnaît pas toujours. Je suis très loin toutefois d’être une naturaliste comme Louise Michel, et aussi très loin de procéder à des expériences scientifiques semblables aux siennes.
    Mes expériences sont plutôt d’ordre magique et artistique. Toujours est-il que beaucoup de mes œuvres ressemblent à des forêts tropicales encore bien vivantes. Parfois mes végétaux sont plus sobres, comme dans « l’Arbre de Wak-Wak ».-  « Wak-Wak »?- « Wak-Wak »? - Oui je dis « Wak-Wak »! C’est une légende persane qui a beaucoup de versions différentes. Voici la mienne qui est simple. « Sur l’île de Wak-Wak, pousse l’Arbre de Wak-Wak. C’est un arbre qui dit tout. Et qui dit tout en même temps ». Je trouve cette légende très belle. Dire tout en même temps est une belle Utopie, qui est parfois presque réalisable, dans certaines circonstances de grandes tentions des esprits : ainsi dans un dialogue amoureux. Mais l’idée que je perçois dans cette expression (« dire tout en même temps ») est aussi pour moi très abstraite. C’est pourquoi, j’ai cueilli des têtes ici et là, je les ai laissées vivantes, et placées dans mon arbre de Wak-Wak.     
    Cependant, tout à fait par hasard peut être, mais aussi peut être parce que j’aime bien mettre mon nez un peu partout dans les feuillages des arbres, en fin d’après midi, pour respirer les merveilleuses odeurs, j’ai posé dans cet arbre fantastique ma propre tête! Puis cela m’a fait un peu peur, je craignais que cette pauvre tête qui est la mienne ne reste là, séparée de mon corps. Voilà pourquoi une de mes têtes de l’Arbre de Wak-Wak est en train de tomber très lentement, pour se déposer très délicatement dans une barque, à destination de mon corps. Quelque part entre une légende du livre des Morts Egyptien et une légende du Popol Vuh Maya traduite par mon Ancêtre en mouvement surréaliste international, Benjamin Perret, ou quelque part, dans l’immense mythe d’Isis et d’Osiris, qui a fait tant de fois le tour du monde, et au travers de ce mythe nous pouvons voir les pyramides hiérarchiques avec la pointe élitiste plantée dans le sol. Ce mythe fera encore longtemps le tour du monde, Isis et Osiris, échangeant de temps en temps leurs rôles respectifs dans le grand spectacle fabuleux qu’ils nous laissent entrevoir.

 « La renaissance de la mer Morte »


         J’ai peins ce tableau pour l’exposition surréaliste « Terre Intérieur » de 1992.
         Cette expression de « Terre Intérieure » avait été inventée collectivement par les groupes surréalistes de Paris et de Buenos Aires, dérivée collectivement de l’expression « Terra Incognita ».
        Celle-ci désignait pour les conquistadors du « Nouveau Monde » les espaces inconnus, indomptés, peuplés d’Indiens, redoutables pour la pulsion de maîtrise et de mort, aussi bien objectivement que subjectivement.      
       Tandis que je commençais à m’apprêter à travailler sur ma toile, mon compagnon Thomas a été hospitalisé. Il s’agissait d’une opération de la tête sous anesthésie générale, relativement lourde. Cela a suscité chez moi un désir de soigner, bien compréhensible, ainsi qu’une curiosité particulière : quels peuvent être les paysages mentaux et sensoriels avant, pendant et après une anesthésie générale? Ces désirs ont laissé leurs empreintes dans l’œuvre.
     J’ai exploré souvent et longuement dans ma vie des paysages très beaux et très étranges, mais celui qui m’a le plus émue est ce très grand lac qu’on appelle la mer Morte. C’est un paysage désertique très simple, très pur, situé plus bas que la mer Méditerranée, où se côtoient,  se mélangent l’eau très dense, sans vague, presque parfaitement horizontale et immobile, avec le soleil et le sel qui envahit aussi la terre, une argile  médicinale. C’est un paysage aussi ensommeillé que celui de la lune mais beaucoup plus harmonieux, différencié et surprenant. J’ai posé les premières gouttes de couleur lunatique, juste au lever de la lune, le soir de l’opération, et j’ai terminé la première esquisse au lever du soleil.
     Le rivage est formé sur la toile d’un coté de la mer par le corps d’une femme dont les seins élèvent deux montagnes d’argile particulièrement curative. Cette forme vivante est introduite dans la chair de ce désert et donne à la plaine une fonction spirituellement nourricière. Le cou forme un pont au-dessus de la mer, et la tête, sur l’autre rive, est en pleine métamorphose magique. Ainsi agit la Chamane.
      Cette œuvre possède aussi indirectement une dimension sociale et politique puisque ce lieu était celui de la libération réciproque de prisonniers jordaniens et israéliens. J’ai peint aussi cette mer et bâtit ce pont humain qui est seulement un cou  pour faciliter le passage. La goutte d’eau de mon désir jointe à beaucoup d’autres gouttes d’eau ont finit peu après par noyer cette guerre là.

 

    « Ouvrir une brèche pour faire passer l’avenir »

 

 

    Cette peinture fait partie d’une grande série représentant des bateaux en partance pour l’Utopie. Le quai d’où est parti celui-ci, c’est mon enfance.
    L’ensemble du tableau est baigné d’une atmosphère saline et ludique. Ce bateau porte une grande maison de poupée à sa poupe. Cette maison est en bois, comme la plupart des maisons qui regardent le Bosphore. De loin elles ressemblent déjà à des maisons de poupées, mais ici, sur cette toile, c’est un vrai jouet, et d’ailleurs le toit est très haut et pointu, comme le climat d’Istanbul, peu pluvieux, n’a jamais incité les architectes à en construire. Tout en haut d’une construction légère et imaginaire, le bateau porte aussi un animal qui tient du renard et de l’âne, mais qui est plutôt un âne comme ceux qui portent les enfants sur l’île de Büyük Ada dans la mer de Marmara. Ici j’ai transformé un de ces ânes en jouet imaginaire et vivant. Ce petit âne  pousse très légèrement avec sa patte sur une bûche, au-dessus de laquelle une jeune fille joue à se tenir en équilibre. Derrière eux une grande fleur, qui, comme toutes les fleurs, fait aussi partie d’un monde ludique, subit la même transformation qui  la conduit à l’état de jouet vivant. Au-dessus de la cheminée de la maison, à la place de la fumée, il y a aussi des fleurs beaucoup plus petites mais en grande abondance. Ces fleurs sont en mouvement et s’amusent sur l’étrange toit pointu de cette maison. Aidé par tout cet univers de jeu, le bateau lui-même, qui était déjà un formidable espace de jeu pour les enfants, à chacun de ses étages, ne résiste pas à se changer en un véritable grand jouet qui sert aux enfants comme aux adultes. Toute la toile a subit le même sort, la mer comprise, avec son écume et ses vagues.
     De même que l’enfance heureuse de Louise Michel lui a permis de faire face à la vie sans baisser la tête, ni les yeux, ni les épaules, ni les reins, ni la pensée, ni la passion, ni les genoux, de même ce tableau est une enfance heureuse, décalquée de ce qu’il y avait d’heureux dans ma propre enfance, pour me permettre à moi,  ainsi qu’à tous mes camarades de jeux, les opprimé(e)s de toute la terre, de puiser une énergie subtile, pour construire dès à présent, chacun à sa manière, non l’avenir radieux, aveuglant et écrasant des projets totalitaires, mais des matériaux conviviaux pour bâtir des morceaux d’Utopies: rudes, acerbes, remuants, sérieux et joyeux comme des jeux d’enfants.
     C’est un sourire effaçant les blessures du passé pour faire passer l’avenir.
     Cette exposition montre encore parmi de nombreuses autres œuvres, deux portraits en noir et blanc de grandes tailles, d’une amie. Dans l’un, au travers d’une toile d’araignée de formes géométriques qui envahissent même son corps, une femme trouve la force de se diriger vers une libération. Dans l’autre qui est une œuvre plus edénique, la libération est plus proche et une profusion de contes de mille et une nuits vit dans des êtres.

Paris, avril 2007